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Numérique et travail : l’interview croisée
Il est un moment dans les phases de transition où, au milieu du gué, on s’éloigne d’une berge sans pouvoir encore tout à fait saisir celle d’en face. Un moment d'imprévisibilité mais aussi, souvent, de création et d’action. Parlant davantage de mutation que de transition, Carine Chevrier, Déléguée générale à l’emploi et à la formation professionnelle, et Jean Pisani-Ferry, Commissaire général de France Stratégie, échangent leur vision de cet instant de passage, et évoquent les impacts du numérique, inédits, sur le travail et l’emploi.
Quels sont selon vous les enjeux de ce moment de transition numérique ?
Jean Pisani-Ferry : Le sujet numérique nous fait vivre une mutation profonde et majeure dont l’ampleur nous invite à accepter que cela prenne du temps. Le caractère générique de cette mutation impose également que tous les secteurs soient touchés, de manière différente. Bien que certains métiers soient déjà très impactés, la révolution numérique ne s’est pas encore entièrement déployée dans toutes les organisations. Mais cela va vite changer. Si le numérique a déjà transformé nos vie quotidiennes, il ne fait aucun doute qu’il va profondément transformer nos organisations.
Carine Chevrier : Je partage le fait de parler de mutation. Nous sommes ici face à une transition moins préparée, moins longuement pensée que la transition écologique par exemple. C’est ici une transition rapide, radicale, intrusive, qui impacte nos vies personnelles comme elle percute nos vies professionnelles et notre conception du travail. C’est une transition protéiforme qui concerne l’automatisation de certaines tâches mais pas seulement. Elle concerne également le traitement des masses de données, la gestion des contenus. Elle bouleverse notre rapport au temps et au travail, notre mode managérial… Elle touche donc aussi bien les outils que les usages, dans tous les domaines, et de façon très rapide. C’est ce qui la rend difficile à anticiper. Mais nous ne sommes pas dépourvus. Des observatoires, des études, des travaux nous permettent désormais d’approcher de façon plus juste cette réalité du numérique dans le monde professionnel et ses impacts concrets sur le travail.
J.P-F. : S’il y a transition, il faut aussi noter une certaine forme de continuité. Le numérique n’est pas arrivé sur un fond de système analogique ou mécanique ; des systèmes numériques existent depuis longtemps déjà. Les organisations du travail ont d’autre part déjà connu d’importants changements. Les tâches d’assistanat par exemple, ont dû beaucoup évoluer à l’arrivée du traitement de texte et des ordinateurs individuels. Nous ne partons pas d’une feuille blanche. La transition était là depuis longtemps ; elle mue désormais. Avec de nouveaux sujets tels que l’intelligence artificielle, les données massives, des dispositifs personnalisés qui offrent une bien plus grande mobilité, un accès ultra personnalisé à l’information, etc.
Que peut-on dire de l’impact du numérique sur le travail ? En termes d’emplois, de niveaux de qualification, d’organisation du travail ?
J.P-F. : Il y a 20-30 ans, aux Etats-Unis, le numérique avait considérablement fait chuter la part des emplois non-qualifiés au profit d’emplois très qualifiés. Dans notre cas, l’évolution est différente.
Il n’y a plus d’emplois totalement préservés ; c’est ce qui confère une dimension très particulière à cette mutation. Par exemple, l’intelligence artificielle impacte des emplois qualifiés voire très qualifiés. Les emplois intermédiaires sont également touchés car le numérique crée tout à la fois des emplois très et peu qualifiés…
C.C. : Ce qui est inédit, c’est la rapidité de la mutation d’une part, et sa dimension systémique d’autre part. Contrairement aux idées reçues, elle touche effectivement toutes les catégories de métiers et de qualifications, pas uniquement les moins qualifiés. L’encadrement intermédiaire est impacté par les évolutions de process et de management… Des professions hautement qualifiées - les avocats, les médecins ou les architectes par exemple - voient leur métier évoluer eux aussi. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une révolution globale et profonde.
Quel risque cela représente-t-il en termes de destruction d’emploi et disparation de métiers ?
C.C. : Le premier impact de cette mutation est d’ordre quantitatif. Des études controversées prédisent la disparition d’un métier sur deux d’ici 10 ans. D’autres travaux, comme ceux de l’OCDE, évoquent plutôt 9 % des tâches impactées. D’autres encore chiffrent à 3 millions les emplois touchés en France. Il n’est pas simple de dresser un bilan quantitatif. Il ne faut pas oublier d’autre part que le numérique crée de l’emploi. Nous sommes ici dans une approche schumpétérienne de destruction créatrice ; c’est-à-dire que des secteurs d’activité disparaissent quand, conjointement, d’autres se créent.
J.P-F. : On peut exagérer et envisager que tous les emplois automatisables vont l’être. Des travaux de France Stratégie pondèrent ces prédictions fatalistes ; la robotisation sera sans doute moins importante que ce qui est suggéré. Les modifications, les disparitions, les créations, tout ceci est très dur à anticiper. L’image la plus frappante pourrait être celle des meilleurs experts qui avaient signalé il y a quelques années à peine (Le deuxième âge de la machine date de 2015) qu’une des choses que les machines ne pourraient jamais faire, c’est conduire une voiture… La transition numérique actuelle donne des coups d’accélérateur très forts. Et elle engendre beaucoup d’incertitudes ; il est difficile de savoir où seront les limites et qui sera impacté.
C.C. : Au-delà de l’aspect quantitatif, il faut aussi considérer l’impact qualitatif. Le numérique influe sur l’organisation du travail ; il soulève de nouvelles questions et de nouveaux risques (désintermédiation, déshumanisation, risques psycho-sociaux, porosité forte entre vie professionnelle et vie personnelle…) Les réponses des politiques publiques concernent aussi cette dimension.
La mutation des métiers pose celle des compétences. Quel rôle ici pour la formation ?
J.P-F. : Un rôle capital ! Ces bouleversements imposent de repenser la formation initiale et continue. Il va falloir développer de plus en plus les compétences génériques et transversales.
C.C. : Le choc est double pour la formation. Elle doit d’une part adapter son offre, de façon transversale mais aussi spécifique, avec des métiers cœur du numérique de plus en plus nombreux, pour lesquels il faut former des professionnels compétents. D’autre part, la formation doit adapter ses modalités de transmission des connaissances. Le numérique a créé le e-learning, les mooc… Nous apprenons différemment désormais.
Dans tous les cas, la formation continue revêt une réelle importance. Les compétences acquises lors d’une formation initiale font face à une obsolescence bien plus rapide qu’avant. La formation doit désormais est plus réactive, moins linéaire. C’est le sens du compte personnel de formation, davantage rattaché à l’individu et à son parcours, qu’à son statut.
Les nouvelles organisations et formes de travail nées du numérique nécessitent-elles d’adapter le droit du travail et la protection des actifs ?
C.C. : Notre modèle d’organisation du travail est effectivement interrogé, avec une frontière de plus en plus ténue entre les indépendants, les salariés, les prestations de services… Cela soulève des questions de protection du travail et d’accès à la formation. Mais cela a déjà donné lieu à des réponses en matière de droit à la déconnexion et de télé-travail.
J.P-F. : Avec le modèle de plateforme, l’offreur et le demandeur peuvent communiquer de façon instantanée et personnalisée. C’est un modèle coopératif qui réinvente l’entreprise, voire qui se substitue à elle. La coopération n’est plus basée sur un principe hiérarchique ; elle répond à d’autres règles, combinant l’uniformité, la standardisation de l’offre et la multiplicité des acteurs. Jusqu’où cela va-t-il s’étendre ? Ce modèle de plateforme fonctionne d’autre part avec des acteurs qu’il est difficile de situer. Ils ont des statuts intermédiaires, entre le salarié et l’indépendant. Comment le droit du travail actuel peut-il leur être appliqué ? Sont-ils des cas isolés ou les précurseurs d’une mutation plus vaste qui imposera de créer une protection spécifique ? Faut-il les assimiler à des formes traditionnelles ou créer une catégorie intermédiaire ? Comment redéfinir les frontières ? Ce sont de très importantes questions qui invitent à repenser nos modèles sociaux et juridiques.
Dans le cadre de cette transition numérique, qu’est-ce qui est selon vous le plus compliqué à gérer pour une organisation ?
J.P-F. : La nécessaire et très rapide adaptation. Des nouveaux entrants développent des modèles d’organisation différents et il est dur d’adapter l’ensemble du modèle qui structure son entreprise. C’est un grand défi que de redéfinir ses principes fondateurs. À quelle vitesse une entreprise peut-elle s’adapter face à un entrant tout numérique par exemple ? Cela pose la question du cœur de métier. Certains continueront de penser qu’une voiture, c’est de la mécanique avec du numérique, quand d’autres la voient comme du numérique avec un moteur et des roues. Ce genre de raisonnement pose la question du leadership demain.
C.C. : Effectivement, le plus compliqué me semble être l’anticipation. Les acteurs, les outils, les compétences, le cadre législatif et réglementaire… Il faut adapter les réponses mais il faut le faire vite. J’ajouterai que la question de l’appréhension de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est un autre très grand sujet et un enjeu clé du travail aujourd’hui, et a fortiori demain.
Quel est selon vous le premier pas à faire demain pour une organisation ?
J.P-F. : Cela me semble être d’investir sur les compétences. Le constat est réel : il y a un déficit de compétences sur le numérique, de la part des salariés comme des dirigeants. Elles sont actuellement un frein à l’adaptation des entreprises, et donc à leur développement.
C.C. : Je partage cet avis ; compétences et formation sont au cœur de la mutation. Les organisations doivent s’emparer du sujet de la formation continue au sens strict du terme. Pour s’adapter, elles doivent considérer la formation comme une acquisition de compétences continue, intégrée et permanente.