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Economie circulaire : interview de Joss Blériot (Fondation Ellen MacArthur)
Il serait tentant de penser que ce sont ses voyages à travers des océans trop pollués qui ont poussé Ellen MacArthur a créé sa fondation. Alors que c'est plutôt l'expérience de la finitude des ressources (sur un bateau au beau milieu de l’océan, nulle épicerie pour compléter son stock de vivres) qui poussera la navigatrice à s’interroger : notre modèle économique est-il pérenne ? Recherches et partages avec différentes parties prenantes ont posé les limites du système actuel et ouvert une autre voie : celle de l’économie circulaire. Jocelyn Blériot travaille au sein de la fondation Ellen MacArthur, ou comment démontrer qu’un autre modèle est en marche.
Comment définiriez-vous le moteur de l’action de la Fondation Ellen Macarthur : environnemental, social, économique ?
La Fondation est née du constat que notre modèle économique et de développement, basé sur le triptyque « extraire-produire-jeter » et sur l’exploitation de ressources finies, n’était tout simplement pas viable à long terme. L’enjeu environnemental est bien sûr un bénéfice collatéral réel au modèle que nous promouvons, mais la base de notre réflexion est économique. Nous prouvons avec des rapports économiques chiffrés que c’est le changement de système qui sauvera notre économie. Il ne suffira pas de faire quelques ajustements à la marge, en étant plus efficace, plus économe, moins intense ; nous creuserions dans ce cas le même trou mais juste un peu plus lentement. Nous sommes à l’heure d’un changement plus global et plus profond.
En quoi l’économie circulaire vous semble être le modèle d’avenir ?
L’économie circulaire crée des boucles vertueuses. Le produit est considéré comme une banque de matériaux ; ses différentes parties peuvent être dissociées pour être réutilisées. Avec un tel modèle, on fatigue moins le système qui nous permet de vivre. Il y a une forme de régénération naturelle. Sans parler des économies d’énergie et de la réduction des gaz à effet de serre. Ce modèle circulaire, versus un modèle linéaire stérile, est très libérateur de créativité. Il ouvre tout un champ de réinvention.
L’économie circulaire propose un autre modèle d’exploitation mais aussi un autre modèle d’affaires ?
L’idée est de fonctionner avec un système qui maintient les produits le plus longtemps possible en circulation dans l'économie ; c'est pourquoi le recyclage ne représente qu'une partie marginale de la solution. Pour ce faire, il faut inventer de nouveaux modèles d'affaires où il ne s'agit plus tant de posséder un bien mais plutôt d’accéder à un usage. C’est l’économie de la fonctionnalité ; je n’acquiers par une voiture, j’acquiers un mode de déplacement.
Comment cette autre économie impacte-t-elle le marché de l’emploi ?
Il est intéressant d’observer comment des grands groupes dans le domaine environnemental ont fait évoluer leur sémantique ; ceux qui se définissaient comme des « gestionnaires de déchets » sont devenus des « gestionnaires de matériaux » ; ils ont dépassé la seule idée du traitement pour intégrer celle de transformation. Fatalement, cela a fait évoluer leurs compétences. D’autre part, avec un modèle basé sur le service, les consommateurs deviennent des utilisateurs. Cela engendre l’évolution des modèles contractuels, d’assurances, etc. Tout est impacté. Même si c’est encore très difficile à quantifier avec précision, on peut bien sûr penser que certains métiers vont disparaître, quand d’autres vont être créés. Nous allons vers un modèle décentralisé, que la révolution numérique vient encore accentuer.
Les territoires sont-ils eux aussi concernés par cette forme de circularité ?
Bien sûr ! En tant que gestionnaires d’infrastructures et de flux, les territoires s’intéressent à ces nouveaux modèles. Nous travaillons avec la Commission européenne et avec différentes villes et régions, comme Londres, Paris, Copenhague, la Catalogne… Il est clair que les villes engagées dans cette logique de résilience présentent une plus grande compétitivité économique, et une plus grande attractivité. Leur image n’en est que plus positive. La viabilité économique est réelle et démontrée par les chiffres ; les acteurs publics et privés saisissent peu à peu l’opportunité de développement que cela représente.
En quoi l’évolution vers un autre modèle économique impacte-t-elle les autres sphères de la société ?
Un choix économique est un choix de société. Ellen MacArthur dit souvent que l’on n’a pas toutes les réponses. Je dirai que nous n’avons même pas toutes les questions ! Une foule de choses est amenée à changer. L’augmentation de notre démographie et l’accès d’un plus grand nombre à un certain niveau de pouvoir d’achat nous poussent à explorer d’autres façons de faire. C’est un grand changement, plus ou moins lent à opérer, selon les domaines ; on ne peut pas sous-estimer les précédents modèles qui sont ancrés dans nos cultures. Mais il y a beaucoup de signes positifs. Les questions soulevées et les expériences déjà menées prouvent que l’infaisable est en réalité atteignable, et plus vite qu’on ne le pense. Nous sommes à un moment où nous pouvons choisir notre stratégie d’avenir ; de grands groupes comme H&M, Renault ou Nike réfléchissent avec nous sur la manière d’aborder cette transition. C’est vraiment le moment de faire les bons choix.
La question du choix de modèle pose celle des valeurs qui sous-tendent la décision…
Effectivement, en changeant de paradigme, nous changeons d’objectifs, nous changeons de valeurs. Demain, de nouvelles générations, avec un sens de la propriété moins important, avec un fort besoin de sens, vont accéder à des postes à responsabilité et auront un pouvoir de décision. Je pense que cela va considérablement changer la donne. Notre transition est économique, par nécessité. Au final, elle sera aussi environnementale, sociale, sociétale. C’est une intention qu’il faut tenir de façon volontaire et soutenue. Mais qui passe aussi par une foule de petits pas, en matière d’éducation, de politiques publiques, d’actions citoyennes, avec partout des bonnes idées à partager. Pour une fois, je pense que nous pouvons nous autoriser à utiliser de grands mots : nous vivons une révolution philosophique. En parlant d’économie circulaire, nous parlons en fait de vision du monde.